*Ce texte a été publié dans le journal Le Monde le 12 août 2021.
Seuls deux États sur les dix que compte le Sahel1, le Mali et le Tchad, se trouvent aujourd’hui dirigés par des militaires. De la Gambie au Niger en passant par le Nigeria, la plupart des pays de la région ont connu des alternances démocratiques et des transitions pacifiques. Il n’empêche : le Sahel reste perçu et décrit comme une zone qui aurait oublié les principes de base de la démocratie.
Un tel narratif alimente sans doute les intérêts géopolitiques plus larges de différents acteurs. Pourtant, l’influence des militaires a bel et bien diminué depuis les années 1990. Et ce, dans un contexte où l'armée a continué de jouer un rôle de plus en plus difficile, face à des défis de sécurité non traditionnels, avec une multiplication de groupes armés qui s’étendent au delà des frontières et l’apparition de milices d’auto-défense.
La question de la gouvernance
La question de la gouvernance reste centrale. L’aggravation de l’insécurité mine des États fragiles, parmi les plus pauvres de la planète, en fin de liste de l’Indice de développement humain (IDH) comme le Niger et le Tchad. Les crises politiques récurrentes au Mali ne remettent pas seulement en cause l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030, mais aussi toute perspective d’amélioration pour une population qui vit pour moitié dans la pauvreté.
Selon le Democracy Index 2021 de l’Economist Intelligence Unit (EIU), le Mali et le Tchad occupent respectivement la 116e et la 163e place. Les deux pays entrent dans la catégorie des « démocraties imparfaites » de ce palmarès. Leur classement est tiré vers le bas en raison de leurs mauvais scores en termes de fonctionnement du gouvernement, de participation et de culture politiques.
Ce type de classement comparatif permet aux hommes politiques de chaque pays d'argumenter à loisir, de manière rhétorique, sur l’absence ou la présence chez eux de valeurs démocratiques « libérales », portées sur la protection des libertés individuelles. Il n'offre cependant pas de lecture fiable et sensée des sources de légitimité, pas plus qu'il ne rend compte des menaces internes et externes à cette légitimité. On ne peut comprendre les défis de la gouvernance au Sahel aujourd'hui sans analyser les relations entre civils et militaires, ni tenir compte du rôle que joue la coercition dans la construction de l'État, de la nation et l'exercice de l'autorité politique.
Deux pays voisins, le Sénégal et la Mauritanie, en sont peut-être les exemples les plus frappants : alors que la coercition n’a pas été intense au Sénégal depuis l’Indépendance, l’armée reste républicaine, et ce pays est le seul dans sa région à n’avoir jamais connu de coup d’État. En Mauritanie, au contraire, les chefs d’État qui se succèdent sont presque systématiquement des généraux ayant endossé l’habit du civil. Ce passage d’officiers supérieurs au monde politique, aussi bien au niveau législatif que présidentiel, prévaut dans de nombreux pays du Sahel. Au Niger, au Mali et au Tchad par exemple, la responsabilité de la cohésion sociale entre l'État et les citoyens dans les zones de conflit incombe à l'armée, en attendant le déploiement d'un appareil d'État civil complet.
Vers la fin de la sous-traitance étatique ?
La suprématie des civils exige un pouvoir politique, moral et économique supérieur à celui de l’armée, avec des institutions assez fortes pour réguler l'armée et limiter son rôle politique. Une bureaucratie civile robuste, une presse libre et active, des tribunaux indépendants et des élections équitables seront essentiels pour faire reculer le caractère peu libéral de la démocratie dans le Sahel.
Les situations au Mali et au Tchad montrent que la relation entre l'État et le soldat n'est pas une question réglée. Dans les pays en voie de démocratisation, cette relation reste un domaine contesté, redéfini progressivement, souvent par la lutte.
Autre tendance lourde : les États du Sahel sous-traitent certaines de leurs fonctions régaliennes à des acteurs non gouvernementaux. Qu’il s’agisse de gestion économique, d’administration locale ou de sécurité, cette tendance rend tout à fait centrales les interactions entre les bureaucraties nationales et les bailleurs de fonds, qui poursuivent chacun leur stratégie. Conséquence : il devient de plus en plus difficile et de moins en moins pertinent de dissocier les acteurs « nationaux » et « étrangers ».
Or, le développement ne se fera pas sans une révolution des mentalités – et une volonté politique endogène, à laquelle aucune aide internationale ne peut se substituer. Pour le faire, il faudra donner la priorité à la lutte contre la corruption et les flux financiers illicites au Sahel. Repenser le rôle de la transparence pour stimuler la croissance des revenus domestiques et locaux est aussi essentiel que de remettre à plat toute l'approche de la gouvernance.
Les efforts de stabilisation
Conscientes de la complexité d’un tel contexte, les Nations unies, dans le cadre de l'orientation définie dans la Stratégie intégrée des Nations unies pour le Sahel (UNISS), se focalisent entre autres sur des programmes de transformation de la gouvernance « à la base dans les espaces fragiles », c’est-à-dire des communautés rurales éloignées des États centraux. Le PNUD, en collaboration avec d'autres agences onusiennes, s'efforce d'aider les États membres à faire participer les citoyens, en relevant les défis de la gouvernance, ce qui suppose un espace politique inclusif et propice à leur expression. C’est le seul moyen d’empêcher des pans entiers de la population de se sentir exclus et de se laisser entraîner par le narratif d’acteurs violents et non étatiques.
Les efforts de stabilisation déployés dans le bassin du Lac Tchad ont fait la preuve de leur utilité. Afin d'activer un sursaut civil et de restaurer la confiance à l’égard de l’État, ils passent par la construction de maisons, centres de santé, étals de marché, routes, postes de police, écoles, etc. Des « architectures de paix » communautaires et des cellules de prévention de l'extrémisme violent sont favorisées, pour que la vie reprenne dans les zones affectées par les conflits.
Au niveau national, dans des situations aussi complexes que celle du Mali et Tchad, l'engagement des citoyens par le biais de structures formelles et informelles de dialogue paraît essentiel. Au Sahel, où le PNUD est présent avant, pendant et après les crises politiques, il contribue à maintenir l’attention sur le développement et les moyens de subsistance, premières victimes de l’incertitude politique. Avec d'autres agences comme le Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest (UNOWAS), le PNUD apporte aussi un soutien direct au processus de dialogue intra et intercommunautaire, nécessaire pour trouver des solutions à l'impasse politique et citoyenne.
Les contradictions du modèle actuel de gouvernance au Sahel, avec l’imbrication des militaires dans la classe politique, le rendent certainement plus précaire. Le pouvoir de la soldatesque n’en est pas moins sur le déclin, tandis que le contrôle civil sur la démocratie va croissant.
Par Njoya Tikum*
* Coordinateur régional, Hub sous-régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)