PROSMED : Processus d'incorporation de la justice traditionnelle - Ménaka

3 janvier 2024

Cadre de concertation des acteurs de la justice formelles et informelles, Tombouctou, Février 2023

MINUSMA

Vers une complémentarité constructive entre la justice formelle et la justice traditionnelle 

La crise multi-dimensionnelle que traverse le Mali depuis 2012 a porté atteinte au bon fonctionnement des institutions étatiques et notamment de la justice. Celle-ci faisait cependant déjà face à de nombreux dysfonctionnements bien avant 2012. En effet, elle jouait souvent un rôle limité dans les régions à cause du manque de confiance des populations qui préféraient avoir recours aux mécanismes traditionnels de gestion des conflits. Comme rappelé par le procureur General près la Cour suprême Wafi OUGADEYE[1], « les cadis et les autorités traditionnelles jouent un rôle clé dans le règlement des différends et la prévention des conflits en particulier dans les zones éloignées des cours et tribunaux ». Ces mécanismes de règlement des conflits constituent souvent la principale voie de recours pour les justiciables. Il s’avérait donc important pour les autorités maliennes non seulement de revaloriser le rôle des acteurs de ces mécanismes appelés dans certaines régions « cadis » et dans d’autres parties du pays « autorités traditionnelles » mais aussi de les encadrer afin de les rendre plus inclusifs et respectueux des droits de l’homme. Cette volonté a été consacrée dans le cadre de « l’accord pour la paix issu du processus d’Alger du 15 Mai 2015 » qui prévoit en son article 46 la « revalorisation du rôle des Cadis dans l’administration de la justice, notamment en ce qui concerne la médiation civile de manière à tenir compte des spécificités culturelles, religieuses et coutumières », ainsi que la « valorisation du statut des autorités traditionnelles à travers leur prise en charge et la prise en compte dans les règles de protocole et de préséance ». 

Afin d’appuyer la volonté des autorités maliennes, les Nations Unies, en partenariat avec le Mali Justice Project (MJP) financé par USAID, ont entamé dès 2016 des recherches et analyses sur la justice religieuse et traditionnelle dans toutes les régions du pays, afin de mieux comprendre le fonctionnement des cadis et de la justice traditionnelle et d’identifier les moyens d’en valoriser le rôle et d’informer le processus de réforme de la justice et de mise en œuvre de l’Accord pour la  paix, ainsi que la cartographie des cadis et acteurs de la justice traditionnelle.[2] Despuis2020, l’appui des Nations Unies s’inscrit dans le cadre du programme d’appui à la stabilisation du Mali à travers le renforcement de le l’Etat de droit (PROSMED) mis en œuvre conjointement par le PNUD, ONU Femme et la MINUSMA[3]. Ces études ont permis de déterminer une feuille de route visant la mise en œuvre de la complémentarité entre la justice formelle et la justice traditionnelle.[4] Elles ont fait ressortir que dans les régions Sud du pays, les mécanismes de règlement des conflits sont confiés à « des autorités traditionnelles », qui s’appuient sur les traditions et coutumes des terroirs pour essayer de réconcilier les protagonistes. Ces études ont fourni une analyse détaillée des différents types de relations existant entre la justice étatique et les mécanismes de règlement informels des conflits dans les pays de la sous-région et du continent, tous caractérisés par des systèmes basés sur le pluralisme juridique et judiciaire. La notion de complémentarité constructive entre la justice formelle et la justice traditionnelle se traduit par la situation dans laquelle les autorités judiciaires formelles fonctionnent normalement (réglant les affaires criminelles et autres de manière efficace et impartiale et bénéficiant de la confiance de la population),  les cadis et les autorités traditionnelles sont eux, revalorisés et règlent certains litiges civils conformément aux lois du pays et aux traditions, de façon complémentaire par rapport à la justice formelle, sans compromettre les principes du procès équitable, ni les prérogatives régaliennes de l’Etat, ni les standards internationaux de droits de l’Homme applicables, y compris les droits des femmes et des enfants, mais surtout par la méthode de médiation. C’est sur ce concept que les Nations Unies et le MJP ont lancé leur appui-conseil auprès du ministère de la justice.

 

 

Cadi dans la région de Ménaka lors des cadre de concertation des acteurs de la justice formelle et informelle à Menaka, Janvier 2023. Credit : MINUSMA

 

Depuis 2017, le ministère de la Justice et des Droits de l’homme a en outre, entamé un processus de consultations avec les parties prenantes au niveau central et des régions autour des moyens de réaliser la revalorisation du rôle des autorités traditionnelles y compris les cadis dans la distribution de la justice. Ce processus a abouti à la convocation, durant toute l’année 2018, de plusieurs réunions de la Commission Permanente Législative (CPL) et à l’élaboration, en 2019, d’une première version de l’avant-projet de loi présentée au cours de plusieurs ateliers d’échange rassemblant l’ensemble des parties prenantes (acteurs étatiques, mouvements signataires de l’Accord de paix, société civile…).

 

. La tenue d’un atelier de validation de cet avant-projet de loi élaboré en 2022 avait suscité des observations et qui ont été prises en compte et une équipe de douze experts. A cette occasion, les Nations Unies ont renouvelé leur plaidoyer pour la nécessité d’assurer une complémentarité constructive entre la justice traditionnelle et la justice formelle et afin de renforcer certaines dispositions de protection des droits de l’homme, y compris les droits des femmes et des enfants, qui ont été retenu par le comité technique dans sa version déposée en mars 2023 dont la soumission et la finalisation par le Gouvernement attendait l’adoption de la nouvelle constitution. Cette nouvelle Constitution, qui a été promulguée le 22 juillet 2023, a reconnu formellement « les modes alternatifs et traditionnels de règlement des différends » qui seront autorisés dans les conditions déterminées par la loi, (article 129, alinéa 2), marquant ainsi la constitutionnalisation de la fonction de règlement des différends par les cadis et autorités traditionnelles.

L’actuel monture de l’avant-projet de loi élaborée par le comité restreint exclut du champ de la compétence des cadis et des autorités traditionnelles le traitement des affaires pénales, en cantonnant leur compétence au règlement par la médiation des litiges en matière civile, commerciale, sociale et coutumière, et en les assujétissant au respect de la Constitution et des lois. Dans son discours lors de la  cérémonie de remise des travaux du comité technique à la Direction Nationale des Affaires Judiciaires et des Sceaux (DNAJS)  en mars 2023, Oumarou  BOCAR, président du comité technique ayant finalisé le document, a fait remarquer que « Compte tenu de la sensibilité du sujet, certains aspects du texte, ont fait l’objet de longs débats finalement tranchés », parmi lesquels figurent : la définition et la dissociation des cadis et des légitimités traditionnelles ; la question de l’autorité et du pouvoir de décision des cadis et autorités traditionnelles notamment l’homologation ; et les conditions dans lesquelles les justiciables peuvent exercer des recours  contre le jugement d’homologation , seulement devant la Cour suprême et en cas de violation de la loi ; La problématique de la rémunération ; qui était une revendication d’une partie des cadis, des autorités traditionnelles et des groupes signataires a été aussi posée. Les travaux d’élaboration et de validation de l’avant-projet de loi ont pu démontrer l’appropriation, par les autorités maliennes et les parties prenantes consultées, du concept de complémentarité entre la justice formelle et la justice traditionnelle, d’après le directeur de la DNAJS dans son discours de clôture des travaux du comité technique. Ce même directeur a remercié l’appui des Nations Unies et de la MINUSMA et a rappelé récemment que « l’avant-projet est aujourd’hui sur la table du ministre de la justice pour être introduit dans le circuit d’adoption. Un seul obstacle avait empêché en son temps la poursuite du processus d’adoption ; cet obstacle est désormais franchi avec la promulgation de la Constitution du 22 juillet 2023 ». Les Nations Unies, à travers le PROSMED, vont continuer à appuyer le ministère de la justice et des droits de l’homme, pour l’adoption de ce texte très important ainsi que sa mise en œuvre une fois qu’il aura été adopté par le Conseil National de Transition.


 


[1]  Séance de la CPL le 04 Juillet 2019 à la DNAJS.

[2] Etude sur la Justice traditionnelle dans les régions du Nord du Mali, Contribution au débat sur la mise en œuvre de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali, MINUSMA-SAJP, 2016. 

[3] Jusqu’au 30 juin 2023, date de fin du mandat de la mission.

[4] De perspectives locales aux stratégies nationales : une feuille de route pour la complémentarité entre la justice étatique et les mécanismes traditionnels de règlement des conflits au Mali, Clingendael-MINUSMA-SAJP, 2018.