Notre parcours pour améliorer l’accès à l’aide légale pour les populations pauvres et vulnérables en Tunisie

8 novembre 2024
un gros plan d'une scéne d'aide legal avec une illustration 2d

 

Travailler sur l’aide légale en Tunisie a été un véritable parcours d’apprentissage, d’adaptation et de collaboration. Entre novembre 2023 et juillet 2024, dans le cadre du projet  « Aide légale et protection sociale » mis en œuvre conjointement avec la Banque Mondiale, avec l’appui financier du Royaume des Pays Bas, notre équipe a animé 25 ateliers de discussion réunissant un groupe diversifié de 1 270 acteurs clés de l’aide légale, à savoir intervenants sociaux, magistrats, greffiers, avocats délégués de protection de l’enfance, représentants des bureaux d’aide sociale au sein des prisons et de la commission nationale de lutte contre le terrorisme. 
L’objectif était de discuter des mécanismes d’aide légale et bâtir des passerelles entre deux secteurs essentiels — la justice et la protection sociale. 

un groupe de personnes assises à une table ronde, qui discutent sur l'aide legal et la protection social

 

Pourquoi est-il important de comprendre le contexte ?

En Tunisie, l’accès à la justice reste un défi majeur, notamment pour les populations les plus vulnérables. Le système d’aide légale mis en place par l’Etat, bien qu’il offre une panoplie de services juridiques, judiciaires et juridictionnels, reste méconnu et souvent sous-utilisé. Notre mission était claire : outiller les intervenants sociaux et les acteurs de la justice pour mieux servir les populations marginalisées, en particulier celles qui, sans cette aide, n’auraient pas accès à un soutien légal public et renonceraient à faire valoir leurs droits.  

Un exemple relaté par des intervenants sociaux lors de ce processus est celui d’une veuve vivant dans une région rurale du Nord-Ouest. Après le décès de son mari, elle s’est trouvée dans une situation d’une extrême précarité, ignorante de ses droits et dans l’incapacité d’engager un avocat. Son histoire met en lumière les difficultés auxquelles elle a dû faire face pour hériter de la propriété de son défunt mari. Vivant à plus de 80 kilomètres du tribunal le plus proche, elle n’avait pas les moyens de se déplacer. Ce n’est qu’avec l’aide d’un intervenant social qu’elle a appris l’existence de l’aide légale publique destinée aux personnes pauvres et vulnérables, et a pu bénéficier des services d’un huissier de justice, d’un avocat et d’un expert, rémunérés par l’Etat, pour défendre son droit d’accéder à la propriété. 

Ce récit illustre certains obstacles auxquels font face les populations vulnérables, notamment en milieu rural, où les services juridiques et judiciaires sont souvent limités voire difficiles d’accès. C’est ici que notre initiative prend tout son sens. 

Le Programme des Nations Unies pour le développement et la Banque Mondiale collaborent en effet avec les institutions tunisiennes pour renforcer les mécanismes d’aide légale publique. Leur soutien permet d’améliorer les capacités des acteurs nationaux et de rendre les services disponibles plus accessibles. Selon certains témoignages, recueillis auprès des acteurs de l’aide légale, les frais judiciaires atteignent souvent 1000 dinars, un fardeau insurmontable pour de nombreux citoyens, particulièrement lorsqu’il est accompagné par d’autres obstacles géographiques, culturels et d’éducation civique. Ces barrières accentuent l'exclusion sociale.  

Un homme qui monte une colline avec un âne dans un village

 

Une meilleure synergie entre acteurs sociaux et juridictionnels

L’un des points forts des ateliers a été l’engagement des travailleurs sociaux et l’ensemble des intervenants sociaux des régions, souvent le premier point de contact pour au moins 3 millions de personnes en situation de précarité et vulnérabilité. Bien que leur rôle de référent de première ligne soit crucial, leur connaissance limitée des mécanismes d’aide légale disponibles impacterait leur capacité à orienter les ayants droit vers les services publics de l’aide légale. 

Un thème récurrent soulevé lors des ateliers a été le besoin crucial d'une meilleure coordination entre les bureaux d'aide judiciaire (BAJ) et les services sociaux.

 À la suite du constat partagé par les BAJ relatif à leur difficulté d’identifier, pour la plupart des demandeurs, leur éligibilité à l’aide judiciaire en raison des limites des documents fournis, il a été presque unanimement recommandé que le recours aux informations générées par la base de données du programme national AMEN SOCIAL pourrait fournir un exemple réussi de l'utilisation de ces données pour évaluer la vulnérabilité économique, permettant ainsi une meilleure fiabilité et une approche plus intégrée. 

Il faut rappeler que le programme AMEN SOCIAL est relativement nouveau, car il a été mis en place par les pouvoirs publics depuis 2019 suite à la révision globale du Programme National d’Aides aux Familles nécessiteuses opérationnel depuis 1986. Le programme AMEN SOCIAL est désormais opérationnel et ce n’est que maintenant que les autres structures publiques commencent à comprendre l’utilité de faire appel à cette base de données pour mieux cibler leurs interventions au profit des populations vulnérables.

De plus, les participants aux ateliers ont souligné le manque de cadre formel régissant la collaboration entre les secteurs de la justice et des affaires sociales, pouvant contribuer à ce que les populations vulnérables puissent accéder efficacement à leurs droits La synergie entre les différents acteurs du social et de la justice est nécessaire dans chaque étape du processus de l’aide légale, y compris dans la phase préliminaire de l’aide juridique qui consiste à accueillir, informer et orienter les personnes vers les institutions compétentes.

Dans le cas des femmes victimes de violence, l’orientation des victimes faite par les intervenants sociaux vers les BAJ est essentielle pour déclencher la procédure d’aide judiciaire.  

Des participants réunis autour d'une table ronde  pour une simulation d'aide légal

 

Défis et perspectives d’avenir

Malgré les progrès réalisés, plusieurs défis demeurent. Outre le manque de coordination entre le secteur de la protection sociale et celui de la justice en termes d’échange et de partage des données, les intervenants sociaux ne sont souvent pas informés des mécanismes et procédures juridictionnels disponibles, tandis que les professionnels de la justice ne détiennent pas toujours et suffisamment des informations sur la complexité des réalités sociales vécues. Cela favorise une fragmentation des services, qui peut aboutir à laisser pour compte les personnes les plus vulnérables, dépourvues de l’aide nécessaire, en particulier l’aide légale pour faire valoir leurs droits voire les protéger.  De plus, l’un des principaux défis de l'aide légale c’est qu’elle est méconnue par la majorité de la population tunisienne, contrairement aux aides sociales, aides monétaires ou en nature. Le faible recours à ces dispositifs, expliqué entre autres par le large déficit de connaissance du public par rapport à la disponibilité de ce mécanisme d’aide légale publique, souligne l'urgence d'une communication plus proactive et ciblant les populations vulnérables.

D’ailleurs, l’histoire d’un jeune homme accusé d’un délit à Sfax, rapportée par un intervenant social, met en lumière les conséquences tragiques du manque d’information et du déficit des connaissances. Faute de connaître ses droits et ne disposant pas des moyens d’engager un avocat pour se défendre, il a été condamné à une peine d’emprisonnement. Ce n’est qu’en prison qu’il a appris, par hasard, l’existence de l’aide légale publique.  Dans la même optique, l’aide légale au profit des catégories spécifiques, notamment les femmes victimes de violence, les personnes victimes de traite ou de terrorisme, reste aussi méconnue et ce malgré l’existence de cadres légaux spécifiques les régissant. Cette méconnaissance entrave l’accès de ces catégories de victimes à un recours équitable à la justice malgré la protection que les différentes lois leur offrent.

Un autre témoignage, partagé par un travailleur social, a concerné une mère de trois enfants, victime de violences domestiques, qui, durant des années, a hésité à se séparer de son mari violent, par crainte de ne pas pouvoir subvenir seule aux besoins de ses enfants. Ce n’est qu’après avoir été orientée par une travailleuse sociale qu’elle a découvert qu’elle pouvait bénéficier d’une aide judiciaire immédiate et inconditionnée en tant que femme victime de violences, ce qui lui a permis de demander à la justice de bénéficier du droit de garde de ses enfants et une ordonnance de protection signée par le juge de la famille.

D’autre part, les honoraires des avocats demeurent un obstacle majeur pour la mise en œuvre efficace de l’aide légale. Les avocats désignés dans le cadre d’une aide judiciaire et/ou juridictionnelle pour la justice administrative considèrent que leur rémunération est faible, ce qui ne les encouragent pas à accepter facilement plusieurs dossiers. Ce constat a impacté la perception de la population sur la performance des avocats. Des témoignages recueillis lors des discussions ont souligné l’urgence de revoir la question des honoraires des avocats et les procédures de leur rémunération afin d’encourager leur participation active à rendre l’aide légale plus accessible. Une telle réforme pourrait améliorer l'accès à la justice et restaurer la confiance des justiciables

 

Leçons tirées et recommandations 

À la fin des 25 ateliers, il était clair que nous avions suscité l’intérêt de tous les intervenants de l’aide légale à établir une approche collaborative, interdisciplinaire et intersectorielle de l’aide légale. Cette dernière ne peut être efficace si elle demeure cloitrée et déconnectée des autres dispositifs d’aide publique. Elle doit s’intégrer dans un système plus large comprenant les services sociaux, les soins de santé et l’éducation, ainsi qu’un engagement communautaire plus solide.

Désormais, les intervenants sociaux dans les régions sont mieux sensibilisés pour orienter et guider les individus dans le processus d’octroi de l’aide légale d’une part ; et d’autres part les acteurs de la justice qu’ils soient magistrats, avocats ou greffiers, sont familiarisés davantage aux dispositifs sociaux au profit des catégories vulnérables.   Pour garantir un accès effectif à la justice pour les populations vulnérables, les actions suivantes sont recommandées :

  1. Renforcer la communication publique : Environ 75 % des Tunisien.ne.s enquêté.e.s estiment que les médias doivent jouer un rôle clé pour informer les populations vulnérables de leurs droits et des mécanismes d’aides publiques en vigueur.

  2. Renforcer la formation des professionnels : Les acteurs de l’aide légale doivent être régulièrement formés, en particulier sur l’écoute, l’empathie, la communication et la gestion des crises. Près de 95 % des participants aux ateliers ont exprimé ce besoin.

  3. Améliorer la coordination interinstitutionnelle : Une meilleure intégration du programme AMEN SOCIAL avec le processus d’aide légale permettrait d’optimiser l’octroi de cette aide et d’améliorer sa couverture.

  4. Réviser les honoraires des avocats : Des honoraires décents, proches des honoraires ordinaires fixés, ce qui encourageraient davantage d’avocats à accepter les affaires d’aide légale et améliorerait la qualité de leur prestation.

  5. Simplifier les procédures : Il est essentiel de rendre les démarches d’accès à l’aide légale plus simples et plus rapides.

  6. Améliorer l’accès à l’aide légale des personnes en détention : renforcement des capacités des Bureaux d’aide sociale au sein des prison ; amélioration des connaissances des personnes privées de liberté sur leurs droits d’accès à la justice.