L'Ombre Cachée de Notre Douceur de la Saint-Valentin

Difficile d’imaginer un monde où le chocolat ne fondrait plus sur nos langues, où son arôme n’embaumerait plus les allées des confiseries. Pourtant, alors que je parcours les rayons soigneusement agencés de mon supermarché, une question me taraude : cette tradition de la Saint-Valentin, avec son festival de chocolats, de roses et d’évasions romantiques, pourra-t-elle perdurer dans un monde où cette terre nourricière est en proie au changement climatique, à la déforestation et à l’érosion de ses rivages ?
14 février 2024 – En quittant le quartier des Mamelles pour me rendre au travail, la brise marine effleure mon visage, une certaine douceur qui rappelle que février, ici à Dakar, est loin des hivers glaciaux d’autres contrées. L’atmosphère est agréable, la ville vibre comme à son habitude, sans que rien, sinon ces étalages de chocolats aux emballages écarlates, ne vienne signaler l’imminence de la Saint-Valentin. Ce tableau, à la fois familier et singulier, me décroche un sourire – un sourire vite teinté d’inquiétude. Car dans une vingtaine ou trentaine d’années, ces friandises qui rythment nos célébrations amoureuses, pourraient bien n’être qu’un lointain souvenir.
La fève de cacao, cœur battant du chocolat, prospère dans des climats où la chaleur se conjugue à l’humidité, où la pluie et l’ombre forment un cocon idéal à sa croissance. Pourtant, les experts alertent : la déforestation galopante et la transformation du climat menacent irrémédiablement cette alchimie fragile. Mondelez International, la maison-mère de Milka et Cadbury, tire la sonnette d’alarme : d’ici trente ans, si rien n’est fait, les terres fertiles de la Côte d’Ivoire et du Ghana – qui fournissent 60 % du cacao mondial – pourraient ne plus être propices à cette culture ancestrale.
Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire règne en maître sur le marché du cacao, exportant en 2019 pour près de cinq milliards de dollars de cette précieuse denrée. Deux millions d’agriculteurs en Afrique de l’Ouest en dépendent pour survivre. Mais le prix de cette prospérité est lourd : en dix ans, l’expansion effrénée des plantations a grignoté les forêts tropicales, emportant avec elles la richesse d’écosystèmes jadis foisonnants.
Le cacao est une denrée capricieuse, un « slow food » dont la gestation s’étire sur une année entière pour ne produire que 200 grammes de fèves – l’équivalent de deux tablettes de chocolat à peine. À mesure que les cacaoyers vieillissent, leur rendement décroît, tandis que la demande mondiale, elle, explose. Rien qu’aux États-Unis, 26 millions de kilos de chocolat sont engloutis au cours de la seule semaine de la Saint-Valentin, nécessitant la récolte de plus de 130 000 arbres. En Europe, premier importateur mondial, 1,6 milliard de kilos de cacao ont traversé les océans en 2023, majoritairement issus de la Côte d'Ivoire, du Ghana, du Nigeria et du Cameroun.
Pour satisfaire cette voracité, les cultivateurs abattent encore et toujours davantage de forêts, préférant des terres vierges à celles déjà exploitées, lessivées par le temps et l’usage. Cette stratégie, aveugle à ses propres ravages, a transformé la Côte d’Ivoire en un champ de cicatrices béantes : 70 % de la déforestation illégale du pays est directement liée à la culture du cacao. Selon les données de Trase, en vingt ans, la nation a vu disparaître 45 % de ses forêts tropicales humides, l’équivalent de la superficie de New York s’évaporant chaque année sous les lames des machettes et le poids des engins agricoles.
Perte de forêts en Côte d'Ivoire et au Ghana au cours des 60 dernières années :

Environ un tiers de la perte de forêts dans ces régions est due à la production de cacao.
Source: International Wildlife Conservation
Face à cette crise, j'ai rencontré Jean Paul Aka, chef d'équipe pour l'Environnement, le Développement Durable et Inclusif au PNUD Côte d'Ivoire.
Aka connaît bien les dures réalités de la culture du cacao, son propre père ayant perdu sa ferme de cacao. Il raconte la nostalgie ressentie par les agriculteurs face à la sécheresse : "Les fermiers exploitent ces terres depuis des générations et sont trop attachés pour arracher leurs vieux cacaoyers. Ils s'accrochent à l'espoir d'une meilleure récolte la saison prochaine." Paradoxalement, alors que les prix mondiaux du cacao ont triplé, la production locale a chuté.
Le PNUD, en partenariat avec le gouvernement et le secteur privé, œuvre pour redonner espoir aux producteurs de cacao. Par exemple, la Côte d'Ivoire et le Ghana prennent des mesures concrètes pour mettre fin à la déforestation et promouvoir la biodiversité, garantissant ainsi des écosystèmes plus sains et réduisant le besoin de défricher les forêts. À travers son programme SCALA, le PNUD se concentre sur des paysages agroforestiers durables.
Aka souligne que, bien que ces avancées soient prometteuses, il reste encore beaucoup à faire. « Il faut rendre les machines accessibles aux coopératives afin qu'elles puissent broyer et torréfier le cacao avant l'exportation. » Je n’ai pas pu m’empêcher de lui poser la question : si la Côte d'Ivoire fournit 60 % du cacao mondial, pourquoi n'est-elle pas un acteur majeur sur le marché mondial du chocolat ?
Aka a soupiré. « Produire du chocolat en Côte d'Ivoire est un défi. Les grandes marques dominent le marché, rendant difficile l’entrée de nouveaux acteurs. » Contrairement à d'autres secteurs, comme la production de beurre d’arachide, la transformation industrielle du cacao reste rare dans le pays. Pourtant, les premières étapes de transformation – broyage et torréfaction – sont relativement simples. Aka a ensuite expliqué le parcours d'une fève de cacao après sa récolte : les multinationales achètent le cacao brut en Côte d'Ivoire, le transforment en Europe ou aux États-Unis (notamment en le broyant et en le torréfiant), puis le revendent aux grandes marques de chocolat comme Ferrero, Lindt et Nestlé. Ces entreprises sont réticentes à céder leur contrôle sur le marché, ce qui freine considérablement le développement d’une industrie chocolatière locale.
« Cela doit changer », a-t-il affirmé avec conviction. « Si 50 % de notre cacao était transformé localement, cela pourrait créer des milliers d’emplois, augmenter les revenus des producteurs et réduire la pauvreté. »
Je lui ai alors demandé si nous pourrions bientôt voir des chocolats portant la mention "Fabriqué en Côte d'Ivoire". Il a souri. « D’ici cinq à dix ans. L'Afrique se développe trop vite pour que cela ne se produise pas. La première étape est la transformation locale du cacao, mais il est tout à fait possible de produire du chocolat aux normes d’exportation. Nous voyons déjà des écoles de chocolatiers s’ouvrir ici, donc c’est en train d’arriver. »
C’était le moment le plus exaltant de notre échange : esquisser les contours d’un avenir où le chocolat ouest-africain s’imposerait enfin sur la scène mondiale, non plus en simple matière première, mais en produit fini, porteur d’une identité et d’un savoir-faire locaux. Pourtant, ce rêve ne saurait se concrétiser sans une refonte en profondeur des politiques économiques et une remise en question de la mainmise des multinationales sur la chaîne de valeur du cacao.
Si l’avenir semble incertain, il recèle néanmoins une promesse vibrante, celle d’une transformation audacieuse et réfléchie. Avec des politiques visionnaires et des investissements ciblés, l’Afrique de l’Ouest pourrait métamorphoser son industrie cacaoyère en un modèle de durabilité, respectueux des équilibres climatiques et pleinement maître de son destin économique. Comme l’a souligné Aka, l’avenir du cacao ivoirien – et, au-delà, celui de toute une région – repose sur la volonté politique et la clairvoyance des choix qui seront faits dans les années à venir.
##### FIN #####
Auteur : Bezawit Mekonnen – Analyste en communication et sensibilisation, Pôle sous-régional du PNUD pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre & PNUD Sénégal
À propos du travail du PNUD dans l’industrie du cacao en Afrique de l’Ouest :
Le "Green Commodities Programme", en collaboration avec Cocoa Life de Mondelez International, a développé une "Note sur le cacao respectueux des forêts", qui définit les étapes pour éliminer la déforestation des chaînes d'approvisionnement en cacao. Ce document sert de guide pour que les parties prenantes collaborent afin de protéger les forêts tout en soutenant les producteurs de cacao. La traçabilité est essentielle pour une production de cacao durable. Le PNUD travaille avec la Côte d'Ivoire et le Ghana pour améliorer les systèmes de traçabilité du cacao, garantissant que les produits du cacao proviennent de zones exemptes de déforestation. Cet effort est crucial pour se conformer aux réglementations internationales et promouvoir un approvisionnement en cacao éthique. Le PNUD a également collaboré avec le Ghana Cocoa Board (COCOBOD) et le programme Cocoa Life de Mondelēz International pour former plus de 35 000 producteurs sur les pratiques de gestion durable des ressources naturelles et des écosystèmes.
En savoir plus sur le PNUD en Afrique de l’Ouest et du Centre : https://www.undp.org/africa/waca
En savoir plus sur le PNUD en Côte d'Ivoire : https://www.undp.org/fr/cote-d-ivoire
En savoir plus sur le PNUD au Ghana : https://www.undp.org/ghana