Ou comment l’art du fromage affiné à l’italienne est arrivé en Moldavie
« La vie a ses mystères, et me voilà de retour chez moi. »
17 juillet 2024
Dorina Baciu et son mari Valeriu Motroi vivaient et travaillaient comme expatriés en Italie depuis près de dix ans, quand le père de Dorina leur a fait subtilement comprendre qu’il voulait qu’ils rentrent en Moldavie.
En Italie, où elle a eu plusieurs emplois dans des usines laitières, dans la construction et même comme chauffeure, Dorina s’est découvert une passion pour le fromage vieilli − un fromage fabriqué selon une méthode différente de ce qui se fait habituellement en Moldavie.
« Depuis des siècles, le fromage de brebis ou de chèvre fabriqué selon la méthode traditionnelle a toujours été plus apprécié. Consommer du fromage vieilli produit localement ne fait pas partie de la culture », dit-elle.
Même si Dorina et Valeriu, qui sont originaires du même village, ont passé beaucoup de temps à l’étranger, revenir pour de bon en Moldavie et y créer une entreprise a toujours fait partie de leurs projets.
« Quand j’étais petite, je voulais partir du village le plus vite possible et ne plus entendre parler d’animaux et de lait. Après mes études de droit, j’ai cherché du travail à l’étranger. Mais la vie a ses mystères, et me voilà de retour chez moi. »— Dorina Baciu
En 2017, Dorina et Valeriu ont créé l’usine Sălașul Baciului à Sadaclia, un village du sud du pays. Leur fromagerie est la seule qui produit localement du fromage vieilli selon des méthodes italiennes, c’est-à-dire un fromage dont la période d’affinage peut durer jusqu’à 50 mois.
Pendant leur dernière année en Italie, Dorina et Valeriu se sont rendus dans des villages des montagnes siciliennes pour y étudier la méthode d’affinage et acquérir sur le terrain de l’expérience dans la fabrication d’un produit artisanal.
Lorsque l’usine a démarré ses activités en Moldavie, les deux entrepreneurs ont commencé à faire du fromage traditionnel avant de devenir des pionniers du fromage vieilli artisanal dans leur pays. Comme ce produit était nouveau pour le public, la famille a distribué des échantillons gratuits et vendu son fromage à bas prix tout en surveillant les réactions des consommateurs et du marché.
En 2018, Dorina et sa famille ont commencé à vendre leur fromage à Eco-local, une foire aux produits écologiques et artisanaux organisée tous les samedis à Chișinău. Leurs fromages étaient très appréciés, au point qu’il était parfois difficile de répondre à la demande même avec quatre vendeurs sur leur étal. Depuis cette époque, l’offre s’est enrichie avec d’autres types de fromages vieillis, mais les producteurs utilisent toujours la même méthode de fabrication et du lait cru de qualité. Ce processus permet également de maintenir en vie certaines traditions italiennes.
« Une fois, nous avons reçu la visite d’une délégation comprenant un technicien italien. Il a goûté nos produits et nous a dit que cette recette s’était perdue dans de nombreuses régions montagneuses d’Italie. Il était admiratif et nous a adressé tous ses vœux de réussite. Des rencontres comme celle-ci nous donnent la force d’aller de l’avant », explique Dorina.
Le travail est dur. En haute saison, de mai à juillet, environ 200 litres de lait sont transformés chaque jour. La famille ne dort pas beaucoup et travaille presque 24 heures par jour, sachant qu’un cycle de transformation dure 12 heures.
Dorina et son mari ne prévoient pas de développer leur activité outre mesure, car ils souhaitent que leur entreprise reste familiale. Il y a une demande en Roumanie et les producteurs sont ouverts à l’idée d’exporter leurs produits. Ils ont également essayé de collaborer avec des chaînes de supermarchés dans leur pays, mais les produits étrangers sont souvent plus populaires que les produits locaux.
« Tout le monde ne peut pas gérer une entreprise de ce type. Cela demande beaucoup de travail et de persévérance, et il y a toujours des obstacles inattendus à surmonter. Même si l’activité est rentable, vous ne faites pas ça que pour l’argent au vu des efforts demandés. Nous avons connu une croissance constante, mais tout a été ralenti par la pandémie et la guerre en Ukraine. Des restaurants qui étaient nos clients ont dû mettre la clé sous la porte », explique Dorina. « Même aujourd’hui, je pense qu’il va falloir attendre encore environ dix ans avant que ce produit soit consommé dans des quantités qui pourraient encourager des producteurs à se lancer dans l’aventure. C’est pourquoi nous sommes si peu nombreux dans le secteur du fromage vieilli artisanal. »
Grâce à des fonds du gouvernement japonais et au soutien du PNUD, ils ont pu acheter un véhicule pour collecter, transporter et stocker du lait et du fromage.
« Depuis un certain temps, il devenait urgent d’acheter un véhicule de livraison pour développer l’entreprise. Nos clients pourront recevoir plus rapidement des produits frais livrés dans le respect des normes d’hygiène et de qualité. Cela soulage aussi grandement notre équipe, car les livraisons demandaient auparavant beaucoup d’organisation logistique, des efforts que nous pouvons maintenant rediriger vers d’autres processus de production. »
Dorina a récemment été élue coprésidente du microgroupement d’éleveurs « Cimișlia-Basarabeasca », fondé en 2023 avec le soutien du PNUD dans le cadre d’un projet intitulé « Marchés résilients et inclusifs en Moldavie », financé par le gouvernement suisse.
« Je pense aujourd’hui que l’avenir sera généreux avec le secteur de l’élevage et des produits laitiers artisanaux ; il était temps qu’on lui accorde l’attention qu’il mérite. Au sein de notre groupement, nous prévoyons également d’échanger des expériences et d’établir des partenariats avec des entrepreneurs de tout le pays ainsi qu’avec un autre groupement d’éleveurs soutenu par le PNUD − Bacii Sudului − de Cahul. Ils existent depuis plus longtemps que nous et ils pourront nous aider à éviter certaines erreurs », explique Dorina. Grâce au soutien du PNUD et de la Suisse, les entrepreneurs du groupement Cimișlia-Basarabeasca recevront du matériel pour transformer et stocker le lait. Le patrimoine génétique, l’entretien et l’alimentation des animaux seront améliorés. Une usine de production d’aliments pour animaux est également en projet, car le groupement prévoit d’expérimenter la fertilisation des sols au moyen de fumier.
Ce processus a permis à Dorina d’utiliser sa formation juridique. « Mon diplôme de droit m’a aidée à rédiger des lettres officielles et des contrats, à défendre mes droits et à promouvoir des initiatives juridiques en faveur des petits producteurs », dit-elle.
Malgré la dureté du travail, Dorina ne regrette pas d’être rentrée en Moldavie. Quels que soient les événements à venir, elle pense que tous ces efforts seront récompensés.
« Je suis heureuse de la vie que je mène ici et de tout ce que je peux offrir à mes enfants, comme des cours de sport ou de langues étrangères. Je ne pourrais pas me le permettre en Italie. Je ne sais pas s’ils voudront prendre la suite de l’entreprise, mais nous respecterons leur décision, tout comme mes parents ont respecté mon souhait de faire des études de droit et de quitter le pays, sans penser le moins du monde que je reviendrais un jour et que je finirais par aimer ce secteur d’activité. »
Photos : PNUD Moldavie