Par Lamarane Barry,
Head of experimentation
@barry_lamarane
Dans la continuité de son apprentissage sur les ressorts sous-jacents dans l’informalité, l’Accelerator Lab du PNUD Guinée s’est intéressé pendant un trimestre aux variables de caractérisation structurelle de l’informalité en tenant compte de trois facteurs : la géographie, la culture et le numérique. D’un point de vue méthodologique, il y’avait dans cette démarche une volonté délibérée de considérer l’informalité comme un phénomène socio-anthropologique et non pas la percevoir exclusivement sous le prisme institutionnel d’un sujet de l’économie, de l’économétrie ou de la problématique plus large de la formalisation du travail informel face aux enjeux de la sécurité sociale. Cette option d’apprentissage n’est cependant pas non motivée. Elle résulte des connaissances acquises dans les cycles d’apprentissage précédents qui ont mis en relief quatre signaux importants :le rôle des liens sociaux ,la particularité des modèles économiques, le sens digital par l’image, et le modèle mental.
Ainsi, il est des facteurs extra-opérationnels, extra-administratifs et extra-économiques à l’informalité qui conditionnent à la fois son installation, son développement et la nature des transactions à l’intérieur du système informel et entre le secteur informel et le secteur formel. Ces ressorts s’identifient selon la géographie et les variantes culturelles d’une part, et d’autre part dans la façon dont l’informalité développe son lien avec le digital en lien avec les autres facteurs précédemment évoqués.
Hypothèse et variables d’apprentissage
A l’ère du digital, l’informalité est à un carrefour des défis ; en tout cas s’agissant de la Guinée. Dans un pays où l’accès aux produits du numérique ainsi que leur utilisation sont encore réservés à des privilégiés sociaux et géographiques, pendant que les transactions économiques et financières ainsi que les modes de consommation sont considérablement bouleversées par les nouvelles frontières qu’offre le numérique, l’informalité longtemps identifiée comme l’activité des faiblement lettrés connaît elle aussi ses mutations et … ses adaptations. Sous cet angle, la dimension géographique qui est indissociable de la dimension culturelle de l’économie informelle est déterminante, dans la compréhension des dynamiques de fond et l’identification des signaux ainsi que des nuances de valeur ou d’échelle.
En conséquence de ce cadrage des contours de l’apprentissage nous pouvons poser l’hypothèse selon laquelle la géographie et la culture conditionnent les liens de l’informalité au numérique.
La vérification de cette hypothèse a été une nouvelle occasion de déployer le réseau de bénévoles de l’Accelerator Lab sur l’ensemble du pays en vue de collecter des données brutes tout au long d’une enquête auprès des acteurs concernées et dans les zones concernées. Pour ce faire, le territoire ainsi que les acteurs ont fait l’objet d’un échantillonnage. D’un point de vue géographique, nous avons sélectionné pour chaque région administrative du pays, un chef-lieu, une ville moyenne et une communauté rurale. Du point de vue professionnel, cinq segments majeurs d’activité informelle pour chaque localité ont été retenus. Enfin, du point de vue démographique, les travailleurs informels ont été interrogés selon leur représentativité dans les zones concernées.
Informalité urbaine, informalité rurale et le numérique
Lorsque Hart Keith écrivait « Informal income opportunities and urban employement in Ghana », il posait in fine le principe de l’existence d’une informalité urbaine, d’autant plus que ces travaux ont permis de caractériser le travail informel dans un contexte urbain sous l’angle des opportunités de revenus. S’il existe une informalité urbaine, il existe une autre rurale. Et ce n’est point un hasard si la première approche scientifique de l’informalité ait été développé par un anthropologue à partir d’une relation entre les opportunités de revenus et les défis de l’emploi dans les centres urbains.
En Afrique en général et en Guinée en particulier l’urbanité et la ruralité ne se définissent pas seulement sur des critères administratifs ou statistiques. Il y’a des facteurs socio-culturels et géographiques qui entre en ligne de compte. Une localité, bien que présentant des aspects matériels d’une urbanité (infrastructures, autorités administratives etc.) peut relever plus d’une ambiance de ruralité que d’urbanité. Les modes de vie, les flux économiques, la distance avec les grands centres urbains sont autant d’éléments d’analyse permettant d’identifier les localités rurales.
Cependant, pour des questions de méthodologie opérante nous retiendrons comme urbaine toute zone ayant la qualité administrative de préfecture et bénéficiant d’infrastructures s’alignant sur la moyenne nationale. La ruralité sera donc appréhendée comme déductible de cette première définition de l’urbanité, c’est-à-dire toute localité ne présentant pas les critères de l’urbanité.
Cultures digitales et influences sur l’informalité
Autant que les configurations physiques et matérielles, les cultures digitales sont différentes selon que l’on soit dans les zones urbaines ou dans les zones rurales. C’est l’un des enseignements que nous avons pu tirer de notre enquête. Dans les zones urbaines, le numérique est surtout lié à l’utilisation d’internet, dans les zones rurales l’utilisation d’internet est marginale. Plusieurs éléments expliquent cette différence de seuil.
En effet, il n’y a pas grande différence dans le niveau de couverture du réseau internet que l’on soit en ville ou dans les zones rurales. Avec le déploiement de la fibre optique et la 4G presque la totalité du pays est couverte par internet. Cependant, le niveau de scolarisation en ville, et donc de compréhension des enjeux autour du numérique est beaucoup plus large qu’en zone rurale. C’est le facteur social de différenciation. D’un point de vue démographique, les zones rurales se vident de plus en plus des jeunes soit pour des raisons liées à la migration (exode rural) soit pour des raisons liées à la mobilité sociale (relocation pour études par ex.) ou pour des raisons d’ordre économique, (attractivité des centres industriels et commerciaux). Comme résultat, la tranche d’âge présente dans les zones villageoises est composée d’adultes et de senior dont le rapport au numérique est différent de celui de la jeunesse, qui cultive avec le digital une valeur d’époque. Enfin, il y’a tout simplement le besoin d’utilisation du numérique ou encore la nécessité de le faire. En zone urbaine, les liens sociaux sont plus distants, générant la nécessité d’une sorte de « liant numérique » tant dans la communication de tous les jours que dans les transactions économiques et commerciales. Ce qui n’est pas le cas des zones rurales.
Ce contexte emporte trois conséquences sur le lien entre le numérique et l’informalité sous l’angle de la culture et de la géographie.
1. En zone urbaine, le numérique est d’abord un moyen, un outil pour l’économie informelle : entre canal marketing et adaptation pour le management opérationnel, l’informalité utilise le digital comme un moyen dans ses chaînes de valeurs respectives. C’est du « digital as tool ». La plus grande illustration de cette thèse est l’utilisation des réseaux sociaux comme plateforme de vente et de marketing
2. En zone rurale, le numérique est d’abord une valeur pour la création de richesse : Cette observation du « digital as value » est aussi existante en zone urbaine, mais seulement de façon secondaire. En zone rurale, l’utilisation la plus répandue du numérique est celle des transferts d’argent. Ce qui guide donc les ruraux est l’opportunité économique qu’offre le numérique et non ses facilités.
3. Ce tableau binaire dans la relation informalité/digital entre les zones urbaines et les zones rurales révèle une autre nuance qu’il convient de soulever. Il s’agit du type de technologie. Notre enquête a révélé que pour l’instant la relation informalité/digital se bâtit autour de la technologie USSD en zone rurale pendant que celle-ci se structure autour d’internet dans les zones urbaines. Il y’a donc une nuance de degré entre la ville et le village dans le lien entre l’informalité et le numérique. La technologie USSD n’a pas besoin d’internet pour fonctionner et créer de la valeur (cas des transferts monétaires), pendant qu’internet et ses facilités, même utilisé comme moyen engendre des coûts opérationnels pour les acteurs informels (sponsoring des pages, achat de data etc.)
On note donc un rapport à la fois utilitaire et opérationnel de l’informalité au digital selon que la zone soit rurale ou urbaine. Aussi, la double dimension géographique et sociologique des dynamiques de l’informalité invite à explorer les ressorts anthropologiques de la question dans l’optique de l’exploration du lien informalité/digital.
Anthropologie de l’informalité à l’ère du digital
En réalité, le postulat selon lequel il y’a une anthropologie de l’informalité n’est pas nouveau. Des auteurs comme Canagarajah, S. and Sethuraman avaient déjà dans le sillage de la définition de l’informalité par le Bureau International du Travail établi des critères anthropologiques à la dynamique de l’économie informelle comme la place de la famille, le caractère aléatoire du temps de travail et la mobilité sociale. D’ailleurs l’essentiel de leurs travaux a été orienté vers la dimension sociale du travail informel. Mais, suivant une perspective toujours étique, l’approche de la thématique de l’informalité par les pouvoirs publics s’est toujours déployée dans la stricte nécessité du cadrage macro-économique.
Cela dit, cette anthropologie de l’informalité prend une nouvelle dimension à l’ère du digital. Récemment, Sylvie Ayipam a publié un travail intéressant intitulé « l’économie de la débrouille à Kinshasa : informalité, commerce et réseaux sociaux » dans lequel elle mène le raisonnement suivant : bien que l’informalité soit hors champ des conventions économiques classiques, elle apparait comme une régulatrice sociale, qui s’inscrit dans un processus générateur de valeurs et de codes autour d’une stratification des dynamiques sociologiques (famille, communauté, ascenseur social).
Le développement du digital met en évidence cette caractéristique anthropologique. Parce que l’expansion du digital n’est pas seulement un progrès technologique de notre temps. C’est aussi un intégrateur de cultures et un catalyseur de connaissances. Il sert de levier à l’expression socio-économique des croyances et des réflexes culturels à la recherche d’un canal d’adaptation aux défis de l’époque.
La variable anthropologique agit dans l’informalité comme un marqueur professionnel. Or le digital s’applique différemment d’une profession à une autre, d’une filière à une autre et d’une zone à une autre. Notre enquête a permis de mettre en relief les relations entre une tradition commerciale dans une zone et le volume de transactions via le digital ; pendant que dans une autre zone la tradition économique fortement caractérisée par le contact social et non par l’échange des valeurs économiques, l’intervention du digital est marginale.
Dans cette perspective, trois variables nous interpellent : la perpétuation des traditions professionnelles, la spécificité des activités commerciales et les dynamiques sociales autour de l’économie informelle rurale.
1. La perpétuation des traditions professionnelles : En Guinée, le travail informel est au-delà des aspects économiques un révélateur à certains égards de la stratification sociétale traditionnelle. Ce poids des traditions a eu pour conséquence une accumulation de techniques, de savoir-faire par des pans entiers des sociétés. Ainsi, peut-on remarquer que le forgeron, le tisserand ou encore le cordonnier sont souvent dépositaire d’un réservoir de connaissances ancestrales, transformé en activité économique. Dans ces cas de figure, la place du digital est marginale sinon presqu’inexistante. On vend plus qu’un produit, une culture. Dans la transaction, le lien social est autant important que l’échange commercial. On veut toucher le produit, sentir le message qu’il renferme, s’identifier aux étapes de construction de l’expertise, faire la différence entre le bon cuir ou le moins, le bon métal ou le moyen ou le bon tissu ou le moins bon. Dans un tel contexte, le digital comme valeur ou comme moyen a une place marginale. On commande rarement à distance le produit, on va à sa rencontre.
La configuration des professions issues des traditions est très différente de celles des activités proches du commerce général, c’est-à-dire de la distribution des biens de première nécessité, surtout en ce qui concerne le commerce de détail.
2. La situation particulière des activités commerciales : Entendons par activités commerciales, les processus menant à la vente de biens (de grande consommation surtout) ou de services en détail ou dans une certaine mesure en demi-gros et en gros. A l’ère du digital, ce segment d’activité développe une relation de double continuum avec le digital. Ici, le digital est utilisé à la fois comme valeur et comme moyen. Parfois en gérant les questions logistiques, souvent en servant de plateforme d’échange de valeurs monétaires et dans certains cas en état un canal marketing pour la promotion des produits et des services. Mais, il faut distinguer la place du digi-internet et celle du digi-USSD. Dans la première catégorie, les réseaux sociaux occupent une place prépondérante, surtout dans le sous segment de vente en détail en servant de plateforme marketing direct. Mais plus encore ; c’est un noyau du relais du continuum entre secteur formel et secteur informel. L’irruption des influenceurs, bloggeurs et autre figures publiques souvent devenues populaires en raison d’activisme non commercial est devenue une aubaine communicationnelle pour les entreprises formalisées souhaitant gagner des parts de marchés. Le digi-USSD s’illustre surtout avec les transferts d’argent, qui ici aussi sont un continuum de l’activité formelle de téléphonie mobile. Dans les activités commerciales, le mobile money est à la fois un moyen et une valeur. Dans le premier il permet de conclure une transaction, dans le second de développer une activité additionnelle qui génère un autre segment de valeur ajoutée au sein de l’activité principale, où à côté d’elle.
Entre l’écho professionnel des traditions qui ignore presque le digital et les flux commerciaux qui se l’approprient, il y’a une certaine dynamique sociale autour de l’économie informelle en zone rurale construite par la cristallisation des opportunités autour du digital.
3. Le digital, levier de dynamique sociale à travers l’économie informelle en zone rurale : les témoignages à cet égard sont unanimes, l’apparition puis le développement des transactions financières par téléphone mobile ont complètement bouleversé les interactions sociales par le renforcement et l’expansion d’activités économiques informelles et la construction d’une chaîne de solidarité socio-économique. Le fait est que sans établissement de crédit et sans infrastructures, le digital vient combler un gap dans les processus de création de valeur économique, mais surtout sociale ; si l’on considère les effets bénéfiques de l’existence d’une économie dynamique, même informelle dans les zones rurales. Les transferts d’argent par dispositifs liés au mobile ont supprimé les tierces personne et faciliter le financement des activités génératrices de revenus dans les zones rurales. En conséquence, le digital a enclenché un processus d’intégration continue des communautés et des économies rurales dans les circuits des économies nationales tout en créant les conditions d’un maintien sur place des bras valides. On note ainsi que le digital, dans ce cas de figure est un déclencheur d’opportunités et un contributeur à la stabilisation du monde rural.
Ce qui est possible d’envisager
A la lumière des enseignements ci haut, il convient de proposer la voie anthropologique et géographique de l’exploration de l’informalité dans son lien avec le digital. A cet égard, le processus d’accumulation des aptitudes, et partant du sens digital par les travailleurs informels même faiblement lettrés, est une opportunité. En Guinée, nous avons eu l’occasion d’expérimenter le sens digital par l’image avec des femmes exerçant des activités informelles en zone rurale. Les résultats furent instructifs : un triplement du nombre d’interactions par trimestre.
Le deuxième aspect qu’il est possible d’envisager est l’approche par opportunité. C’est-à-dire explorer les applications du digital à l’informalité qui offrent directement des possibilités de création de valeur ajoutée, parce que l’« informalité se construit sur l’opportunité ». Les travailleurs informels perçoivent l’opportunité comme une conjonction de facteurs permettant de créer immédiatement de la valeur ajoutée et de façon durable. Il en ressort que toute adaptation digitale qui ne participe pas de ce processus, aussi pertinente qu’elle puisse paraître, peut se révéler inopérante.
Enfin, admettre deux niveaux de différenciation de l’informalité dans la perspective du digital. Le premier niveau est géographique (urbanité et ruralité), le second est culturel (stratification du travail informel par des savoirs faire culturels). Cette cartographie implique des perceptions diverses du digital. Pour les ruraux, le digital doit-être une valeur, c’est-à-dire un canal pour, soit gagner de l’argent immédiatement, soit pour faciliter l’activation des opportunités. Dans l’économie informelle urbaine, en plus d’être une valeur, le digital doit être un outil et s’intégrer de façon adaptée aux chaînes de valeurs du continuum, entre le secteur formel et le secteur informel.
Nos remerciements aux Universités de Labé et de Kindia, à notre réseau de bénévoles dans l’ensemble du pays et aux dizaines de travailleurs informels auprès desquels nous avons pendant trois mois énormément appris. Si vous souhaitez continuer la discussion sur ce sujet fascinant de l’économie informelle dans vos différents contextes, nous vous invitons à nous contacter à l’adresse suivante : acclab.gn@undp.org