Bilan, le seul média avec une équipe de journalistes entièrement féminine en Somalie, s'empare d'une liberté d’expression durement acquise pour attirer l’attention sur les violations des droits humains mais aussi informer sur les avancées dans ce domaine.
Des femmes journalistes se battent pour les droits humains en Somalie
1 mai 2023
Le simple fait que Bilan, le seul organe de presse entièrement féminin de Somalie, soit toujours en activité un an après sa création avec l’appui du PNUD est en soi un exploit.
La réussite de Bilan, qui ose publier des sujets sur des thèmes habituellement passés sous silence, témoigne du courage de ces jeunes femmes qui travaillent dans le pire climat pour des journalistes en Afrique.
Les journalistes de Bilan sont confrontées à l’hostilité et au danger à plusieurs niveaux. Leurs droits fondamentaux sont menacés au quotidien.
« Quel privilège de rencontrer une équipe de journalistes courageuses qui couvrent de nouveaux sujets et avec un tel talent ! »Lyse Doucet, Correspondante internationale en chef de la BBC
Lorsque Shukri Mohamed Abdi, la plus jeune membre de l’équipe, a décidé de travailler dans les médias, elle a affronté l’opposition féroce dans le milieu rural dont elle est issue et dans lequel l’idée même d’être journaliste est inconcevable. Elle et sa famille ont fait l’objet de menaces et d’agressions physiques de la part de groupes opposés à ses reportages.
Les journalistes sont violentées par des personnes qui pensent que les femmes ne devraient pas travailler dans les médias.
Les attaques se sont intensifiées lorsque la rédactrice en chef de Bilan, Fathi Mohamed Ahmed, est tombée enceinte. Des gens lui hurlaient dessus alors qu’elle se rendait au travail, lui disant de rentrer chez elle, là où était sa place. Refusant de laisser tomber, Fathi est devenue comme une pionnière des droits des femmes au travail, emmenant régulièrement son bébé au bureau où les membres de l’équipe s’organisent pour s’en occuper.
En Somalie, les journalistes travaillent dans un environnement qui demeure répressif. Si certaines restrictions ont été levées par une nouvelle loi votée en 2020, cette dernière ne remplit pas les critères internationaux en matière de liberté de la presse. Pendant huit années consécutives, la Somalie est arrivée en tête de l’Indice mondial de l’impunité du Comité pour la protection des journalistes.
Les journalistes sont menacés tous les jours par des groupes ou des individus qui s’opposent à leur travail. Ils se retrouvent parfois pris au piège dans des attentat-suicides ou coincés dans des hôtels assiégés. Plus de 50 professionnels des médias ont été tués en Somalie depuis 2010.
« Ses perspectives, la capacité de narration de ses journalistes et le simple fait que cette entreprise existe font de Bilan une source d’information et d’inspiration pour nous tous. »Anna Holligan, Correspondante de la BBC à l'étranger.
Selon les journalistes de Bilan, le fait d'évoluer au sein d'une équipe composée uniquement de femmes a pour avantage de leur permettre travailler dans un espace plus sûr. Cela leur donne la liberté de proposer et de publier des reportages qui seraient passés sous silence dans un média à dominante masculine.
En plus de lutter pour leurs droits fondamentaux, les journalistes de Bilan ont également attiré l’attention du public sur des sujets importants en lien avec les droits humains et qui n’avaient encore jamais été abordés.
Elles ont notamment publié des articles sur les abus sexuels subis par de jeunes orphelines pendant la pandémie de COVID-19 ; quand les orphelinats ont rouvrir, certaines jeunes filles sont revenues enceintes ou avec un nouveau-né. Bilan a également attiré l’attention sur les droits des personnes vivant avec handicap dans un article sur une école pour enfants autistes dont certains des enseignants sont également atteints de ce trouble.
Leurs reportages pour les médias somaliens et internationaux sur la maltraitance des personnes vivant avec le VIH et leurs aidants ont suscité une intervention du ministère de la Santé et des propositions de dons venues du monde entier.
Bilan a également couvert les conséquences des risques environnementaux, notamment de la pire sécheresse enregistrée en Somalie depuis quatre décennies. Selon les scientifiques, la probabilité d’un tel événement a été multipliée par 100 en raison du changement climatique. L’équipe s'est aussi penchée sur la question des droits fondamentaux des personnes déplacées, notamment dans un article sur des parents contraints d’empoisonner leurs enfants avec du détergent pour les rendre malade, les amener à l'hôpital et obtenir un peu de quoi nourrir leurs familles affamées.
« Bilan a prouvé que, lorsque les femmes journalistes somaliennes prennent des décisions et gèrent leur propre média, elles peuvent se hisser au plus haut niveau, pas seulement en Somalie, mais mondialement. Dès sa première année d’existence, Bilan a produit des articles pour le Guardian, la BBC, El Pais et Missing Perspectives. Cela rendrait fier n’importe quel journaliste dans le monde et pas seulement les femmes journalises d’un tout nouveau média qui en est encore à des débuts à Mogadiscio. »Sophie Kemkhadze, Représentante résidente adjointe du PNUD en Somalie
Ceci étant, tout n’est pas que morosité et pessimisme. Beaucoup d’articles de Bilan sont très encourageants et célèbrent le rôle des femmes dans les affaires, la politique, la sécurité et la vie culturelle. L’équipe a, par exemple, publié des reportages sur des femmes bénévoles pour renforcer la sécurité aux points de contrôle à Hudur, dans le sud-ouest de la Somalie sujet à des attaques, ou sur une femme de ménage devenue photographe ou bien encore sur une fillette de 10 ans qui enseigne l’artisanat traditionnel à des femmes à Mogadiscio.
En créant un espace dans lequel des femmes peuvent rendre compte de ce qu’elles considèrent comme des sujets importants, Bilan a donné l’occasion au public, en Somalie comme à l’étranger, de découvrir le pays sous un autre angle. Maintenant qu’elles ont la possibilité de s'exprimer, les journalistes de Bilan peuvent soulever des questions fondamentales liés droits humains, dans un pays où ces derniers sont souvent bafoués, proscrits ou ignorés.
Mary Harper est la spécialiste technique en chef du Somali Women Media Project qui soutient Bilan depuis ses débuts en 2021.