Le Droit à l’existence légale en moins de 24H : L’Histoire de la digitalisation des faits d’Etat civil dans la Région de l’Extrême Nord du Cameroun
4 juin 2024
Le contexte
«[…] Autrefois, on mettait beaucoup de temps pour avoir un acte de naissance, a peu près 3 à 4 mois et parfois plus […]. On pouvait faire plusieurs tours au centre d’état civil mais l’acte de naissance n’était toujours pas prêt…. Pour certains de mes enfants, le troisième, nous avons attendu plus de 8 mois pour avoir l’acte de naissance. Avec le système actuel j’ai eu l’acte de naissance de mon enfant en quelques jours. C’est une bonne chose pour les populations de la commune ». Tel est le témoignage de Guidadak, un riverain de la Commune de Mokolo dans la Région de l’Extrême-Nord du Cameroun, heureux de rentrer en possession de l’acte de naissance de son quatrième enfant après un processus de quelques jours qui a débuté à l’Hôpital Régional Annexe de Mokolo. C’est la réalité dans de nombreuses communes de l’Extrême Nord qui ont bénéficié de la digitalisation de leur service d’état civil grâce au BUNEC avec l’appui du PNUD sur un financement du Gouvernement du Japon.
La problématique de l’accès aux documents d’état civil dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun.
La mise en place du processus de digitalisation répond à un besoin urgent de moderniser le système d’enregistrement des faits d’état civil au Cameroun. En effet on estime à près de 7,5 millions le nombre de camerounais n’ayant pas d’actes de naissance et de carte nationale d’identité. Selon le Bureau National de l’Etat Civil (BUNEC) on compte environ 1,6 millions d’élèves du primaire qui n’ont pas d’actes de naissance. Dans la région de l’Extrême-Nord, l’accès des populations aux documents d’état civil et plus spécifiquement l’acte de naissance demeure une préoccupation majeure. La région de l’Extrême-Nord du Cameroun reste l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. Malgré une très grande occurrence des naissances, des mariages et des décès, ces événements ne sont toujours pas enregistrés systématiquement à l’état civil comme le prescrit la loi. Selon l’Enquête démographique et de Santé 2018, seulement 49% des enfants de moins de 5 ans sont enregistrés à l’état civil dans la région de l’extrême nord. Parmi eux 13,4% ne possèdent pas leur acte de naissance ; soit l’acte n’a jamais été remis aux parents ou retiré par ces derniers, soit il s’est perdu ou il n’est pas disponible. A la rentrée scolaire 2018/2019 par exemple, on avait dénombré 398.580 élèves du primaire sans acte de naissance et à la rentrée 2019/2020, on en a dénombré 378.762, soit 41% des élèves inscrits au cycle primaire et maternelle. Les statistiques de l’enregistrement des décès et des mariages quant à elles ne sont pas parfaitement maitrisées, mais on les estime à moins de 3%.
La situation s’est davantage dégradée dès 2011 avec la survenue d’évènements climatiques extrêmes notamment les inondations, ensuite en 2014 avec la crise sécuritaire qui a eu pour conséquence la fermeture de certains centres d’enregistrement des faits d’état civil et les pertes de documents d’état civil lors des déplacements des populations fuyant les attaques terroristes. La région de l’Extrême-Nord souffre également d’un très faible accès à l’identité légale. Beaucoup d’adultes ne possèdent pas de carte nationale d’identité pour justifier leur nationalité camerounaise et leur identité. On estime à peu près à 2,5 millions le nombre de camerounais adultes sans CNI.
L’autre problème majeur de l’état civil dans cette région est la conservation et la sécurisation des documents d’état civil et d’identité. Du coté des populations, à cause de la précarité de la vie, de la pauvreté ambiante et l’analphabétisme criarde, elles ne sont pas à mesure de conserver pendant des années des documents d’état civil et d’identité. Ils sont facilement et régulièrement perdus ou détruits dans les catastrophes et incidents naturels tels que les pluies, les incendies, les souris, les termites etc. Au niveau des institutions, il n’existe pas un système d’archivage moderne et de sécurisation de l’identité. Les souches d’actes d’état civil conservées dans les mairies sont exposées aux intempéries et sont rapidement détruites faute d’un système efficace d’archivage.
La stratégie mise en place
1.1- Partenariat tripartite pour la modernisation de l’accès aux documents d’état civil.
La modernisation de l’accès au service pour les usagers est une préoccupation constante du gouvernement du Cameroun. Elle contribue à l’amélioration des conditions de vie des populations, surtout des groupes vulnérables. Compte tenu des besoins et des défis liés à l’accès aux documents d’état civil dans la Région de l’Extrême Nord, Le PNUD, grâce au soutien financier du Gouvernement du Japon et en étroite collaboration avec le Bureau National de l’Etat Civil (BUNEC), a mis en œuvre le Projet dénommé Legal Identity. Il est à préciser que le Cameroun faisait partie d’un total de 03 pays africains ayant bénéficié de cet appui du Gouvernement du Japon. Cette initiative avait pour objectif de renforcer la capacité des États à maintenir des systèmes complets d'enregistrement des faits d'état civil, de statistiques de l'état civil et de gestion de l'identité et élaborer un cadre normatif et politique international complet sur l'enregistrement des faits d'état civil, les statistiques de l'état civil et la gestion de l'identité. Au Cameroun, le projet a ciblé essentiellement huit (8) Communes de la Région de l’Extrême-Nord à savoir Mokolo, Gazawa, Tokombéré, Kaélé, Touloum, Maroua 1er, Maroua 2ème et Communauté Urbaine de Maroua. Dans ces différentes communes, cette intervention aura permis de renforcer les infrastructures et équipements informatiques pour la digitalisation (ordinateurs, serveurs, etc.) ainsi que les capacités humaines des centres d'état civil principaux et secondaires. Ceci s’est fait selon les orientations du Schéma Directeur d’Informatisation validé par le gouvernement, sous la supervision du BUNEC qui avait la charge du contrôle, de l’appui à la conception du système applicatif et la gestion de tous les aspects matériels et de la formation des agents d’état civil dans les communes.
Photo : Salle des transcripteurs à la commune de Tokombéré
1.2- L’intégration de la digitalisation pour un système de gestion de l’Etat civil plus efficace au service des populations
Le processus de digitalisation des faits d’état civil a transformé radicalement la production des documents et l’accès des populations aux documents d’état civil dans les différentes zones du projet. Il est désormais caractérisé par sa rapidité, sa fiabilité et par la sécurité des documents fournis.
2. Principaux Résultats
2.1- Disponibilité de l’acte de naissance en moins de 24H contre plusieurs mois auparavant
Avant le processus de digitalisation, le registre d’état civil constituait un élément clé pour l’établissement des actes de naissance. Il devait être rempli de façon méticuleuse par l’officier d’Etat civil avec parfois des risques d’erreur. Le processus était fastidieux. Pour un seul acte de naissance, l’officier d’état civil devait remplir 4 copies à la main et recommencer si une erreur survenait. Grâce au dispositif de digitalisation, on a moins recours aux registres dont le remplissage était fastidieux et chronophage. De plus, parfois la commune faisait face à la pénurie de registres avec pour conséquence l’arrêt systématique de la production des actes de naissance. Avec le système actuel, une fois que la déclaration de naissance est établie, les données sont intégrées dans le système et transférées à un officier d’Etat civil qui procède à la vérification et après vérification et confirmation des données, approbation et signature électronique génération d’un code QR. En se basant sur l’hypothèse selon laquelle la déclaration est bien faite, sans erreurs, l’acte de naissance est disponible en moins de 24H.
En plus d’établir les actes de naissance en moins 24H, le système facilite l’agrégation des données enregistrées ainsi que leur traitement, leur stockage et leur partage. C’est à dire que le dossier d’enregistrement peut être récupéré instantanément, y compris à distance à partir d’un ordinateur connecté via des réseaux privés virtuels sécurisés.
Compte tenu des résultats obtenus avec le processus de digitalisation, de nombreuses communes sollicitent une mise à jour similaire de leur système.
2.2- Des bureaux d’état civil dans les Formations sanitaires pour booster la production et la distribution des actes de naissance.
Le projet Legal Identity a fait des formations sanitaires des lieux de prédilection des faits d’état civil comme les naissances et les décès. L’expérience de l’interconnexion de deux systèmes (Etat civil et santé) a conduit à la mise en place des bureaux d’état civil dans plusieurs établissements de santé. La formation sanitaire devient donc un acteur de choix dans le système. Beaucoup de parents privilégient désormais les naissances de leurs enfants dans les formations sanitaires ayant un centre d’état civil avancé car ils ont la garantie qu’à la sortie, ils peuvent rentrer en possession de leurs actes de naissances. Cette attractivité des formations sanitaires est illustrée par Monsieur Matakon, officier d’Etat civil affecté à l’Hôpital Régional Annexe de Mokolo qui affirme que: « en réalité depuis la digitalisation, lorsqu’on compare le centre principal au niveau de la commune et celui de l’hôpital , il n’y a pas une grande différence, c’est même l’hôpital qui domine parce que beaucoup de parents déclarent les naissances à l’hôpital ». Les effets combinés de la digitalisation des faits d’états civil et l’intégration des services de l’Etat civil dans les formations sanitaires ont multiplié par 7 le nombre d’actes de naissance produits dans les 8 communes pilotes. En 2020 le nombre d’actes de naissance établis dans les 8 communes pilotes étaient de 2535, en 2023 grâce à la digitalisation des services d’état civil porté par le projet « Legal identy for all », le nombre d’actes de naissance établis est de 19 603, soit un effectif multiplié par sept (7) . Comme l’affirme M. Mara Koda ,1er adjoint au Maire de Mokolo « […]avec le nouveau système de digitalisation et les centres d’état civil avancés dans les formations sanitaires , les femmes qui accouchent dans les formations sanitaires peuvent avoir l’acte de naissance de leurs enfants à leur sortie de l’hôpital, en seulement quelques heures, si toutes les conditions en terme d’énergie , de connexion internet, et d’accord des parents sur le nom de l’enfant sont réunies, l’acte de naissance de l’enfant est établi de manière instantanée[…]ceci explique pourquoi nous avons un nombre croissants d’actes de naissance établi dans les formations sanitaires ».
Ci-dessous quelques statistiques de l’évolution de la production des actes de naissance avant et après la digitalisation des huit communes pilotes du projet Legal Identity.
STATISTIQUES COMPARATIVES D’ETABLISSEMENT DES ACTES DE NAISSANCE AVANT LA DIGITALISATION (2020) ET APRES L’OPERATION DE DIGITALISATION (2023) DANS LES HUITS COMMUNES PILOTES DU PROJET LEGAL IDENTITY | ||
Communes | Année 2020 | Année 2023 |
Maroua 1 | 237 | 1542 |
Maroua 2 | 109 | 827 |
Communauté urbaine | 130 | 757 |
Tokombéré | 579 | 7373 |
Gazawa | 201 | 1027 |
Mokolo | 674 | 4622 |
Kaele | 508 | 3089 |
Touloum | 97 | 426 |
TOTAL | 2535 | 19603 |
Source : BUNEC Maroua
2.3- Sécurité documentaire améliorée et fraude à l’identité réduite
Le nouveau système de digitalisation de l’Etat civil offre une sécurité améliorée et réduit la fraude documentaire. Il contribue à sécuriser la nationalité et les données à caractère personnel à travers l’attribution d’un Numéro d’Identifiant Personnel Unique (NIPU) et la production d’un QR code crypté sur la base des certificats numériques générés par l’ANTIC (Agence Nationale des Technologies de l’Information et de la Communication), qui est l’organe en charge de la cyber sécurité de l’Etat du Cameroun, avec qui le projet a été conjointement mené. Le lecteur de QR-Code crypté développé permet de décrypter les QR codes permettant d’authentifier les dits actes. Des vérifications ultimes pour s’assurer de l’authenticité des actes d’état civil sont également faites au niveau du centre d’état civil, de l’agence régionale du BUNEC et au niveau de son siège.
3- Leçons apprises et perspectives de la digitalisation des faits d’état civil
La mise en place des processus de digitalisation soulève néanmoins quelques défis qu’il faut prendre en compte pour le passage à l’échelle. Parmi ces défis nous citerons :
L’indisponibilité des consommables notamment l’encre pour imprimante : les consommables notamment encre ont un coût élevé et ne sont pas disponibles dans les localités reculées. Les fournisseurs sont basés principalement à Yaoundé et Douala. Le coût important et l’éloignement des fournisseurs provoquent parfois des ruptures avec pour conséquence la non-délivrance des actes dans les délais.
Les coupures d’électricité sur des périodes plus ou moins longues : L’énergie demeure un problème crucial qui paralyse tout le système. Cependant on constate que certaines communes ont mis en place des dispositifs solaires pour pallier les insuffisances énergétiques.
L’accès limité à internet et la faible connectivité : La connectivité dans la région de l’extrême nord est un problème qui rend impossible les mises à jour du système permettant la validation et la prise en compte des nouveaux actes.
Absence de personnel informatique dédié : Le mécanisme de digitalisation demande la disponibilité d’un personnel dédié sur les questions informatiques qui peut intervenir pour des aspects de maintenances sans que l’on ait recours à des prestataires externes et sans attendre l’appui technique du BUNEC qui peut parfois tarder.
Malgré ces différents défis on note tout de même une appropriation de l’initiative par les communes cibles qui intègrent systématiquement dans leurs budgets des lignes dédiées à la digitalisation de l’état civil. Certaines communes à l’exemple de la Communauté Urbaine de Maraou et la commune d’arrondissement de Gazawa, se sont également dotées de champs solaires pour un accès illimité à l’énergie.
En termes de perspectives, le PNUD continuera son appui au processus de digitalisation de l’état civil pour un accès démocratisé à l’identité légale pour les jeunes, les femmes et les personnes vulnérables. Les prochaines étapes du processus se décline ainsi :
Mettre à l’échelle le processus de digitalisation de l’état civil avec d’autres communes dans d’autres régions ;
Poursuivre la mise en place des centres d’état civil avancés dans les formations sanitaires ;
Connecter des centres d’Etat civil secondaires ;
Mettre en place des mécanismes pour la Reprise de l’antériorité afin de digitaliser tous les actes de naissances antérieurs à la digitalisation ;
Etablir des partenariats avec des fournisseurs d’accès internet pour une disponibilité permanente du service internet.
Renforcer la sensibilisation au niveau communautaire afin de faire connaitre les avancées en matière d’établissement des faits d’état civil.
Au terme de ce Blog, tous nos remerciements vont M.Lawrence Neba pour la mise en forme de ce blog, à M. Roberteau Tchoffo (PNUD-AccLab), M. Christophe Fibane (PNUD Maroua), Mme Nelda Dassi (PNUD Maroua) et M. Prosper Ottou (BUNEC) pour leurs précieux conseils.
Appel à l’action :
Rejoignez le PNUD Cameroun afin de contribuer au passage à l’échelle de cette initiative pilote qui a fait ses preuves et qui peut contribuer à la réalisation des ODD 09, 10 et 16.